Béatrice Nicolas

art, peinture, dessin, texte, sculpture

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lien/lieu

Certains de ces textes, écrits en 2010-2011, ont été rassemblés dans un recueil édité à l’occasion de l’exposition lien/ lieu à l’espace Alain Lebras.


Lieu 1. Là-bas, Arz
remières bouffées d’ile après
un long hiver au fond des terres citadines
lumière jetée en grandes coulées
où on devine dans la vibration
le grand souffle irrégulier du vent
clarté qui s’étire à l’ouest en fin de journée
le temps soudain autre de flux et de reflux
qui ne laissent pas perdre pied
dans ces journées à apprivoiser
et les jours s’effacent les uns
après les autres


Lieu 2. Volkspark, le cerf doré
au bout là où on passe sur l’autre rive
l’arrondi et le cerf d’or qui trône
au-dessus de la fontaine
lance ses arabesques liquides
la double allée de platanes
pas encore sortis de l’engourdissement
penchent leurs akènes comme
pas encore décrochées de Noel
bout du parc où les joggers se disent
au moins une moitié de contrat
moitié du plaisir peut-être
font une révérence à l’animal perché
de profil qui jette un œil en coin
au serpent bien raide
sous le pont d’un temps impérial
avec ses escaliers et statues de pierre
tout a verdi s’est enfleuri autour
buissons moutonnants plantés
de touffes roses blanches jaunes,
entre forsythias attardés et lilas précoces


Lieu 3. Ici, Café Sur
café du matin avec fenêtre sur carrefour
à chaque coin du carré feu rouge, vert
passants aux yeux cachés derrière des reflets
par cette petite lumière d’à peine printemps
de cyclistes forçant le vent d’ouest
de ceux qui en règle attendent
d’autres qui se risquent à enfreindre
en diagonale même
offense bravoure ou urgence
carré, courbes croisées
où voitures vélos poussettes piétons
emmêlent leurs trajectoires en pelote
trois petits tours et puis s’en vont
débobiner leur histoire
disparaître au bout de leurs lignes
attacher leur monture à un arbre
s’asseoir à la terrasse avec vue sur
aux tables disposées composition colorée sur petits pavés
dans leur couverture assortie encoconnés
quelques autres déjà sirotent espresso latte macchiato
précisément dans le trait de lumière tombée là
présent d’incertitude


Lieu 4. Ici, Schöneberg
autour du dallage de pierres éclatées
tables disposées le long des murs
chacun sans mots
pourtant quelques liens invisibles
sourires habitués
chacun en son journal écriture café dégustés
mains réchauffées à la tasse
regard en fuite
en dedans
divaguant en aveugle
en dehors
vers la fenêtre en face
dans la lumière du matin
geste de femme épiant la rue
écarte le rideau rajuste son foulard
sur ses cheveux interdits
froissement de papier
cliquètement de touches
mines qui glissent
musique murmure du lieu
pourtant dans le presque silence
frôlement intense de vies
en pause là avant de reprendre
après journal carnet livre repliés
idées réajustées
le fil de leurs pas


Lieu 5. Ici et là, Schöneberg
épluchures de soleil déroulées au long des façades
silhouettes dévoilées absorbent café et lumière
une volée d’enfants bien dans les clous puis s’éparpillent
dans les buissons de la spielplatz gros nuage vert
posé au pied d’un immense flanc de maison visage borgne
sur le bas de grands signes bleus déroulés sur les lèvres
on s’oublie emporté par le flot évident de mai qui passe
et on devient alors oiseau dans la transparence


Lieu 6. Schöneberg
au quatrième de l’immeuble
des années cinquante
dans le cadre béant d’une fenêtre
un couple de retraités ont ouvert
en grand à l’air mouillé
perchés au-dessus des choses
dégustent tranquillement une cigarette
semblent jouir de la fumée de la vie
semblent s’amuser de leur point de vue
quelques secondes à peine
et mon regard relevé rebondit
sur le drapé de rideau
barre la fenêtre muette les deux
silhouettes se sont effondrés dans l’ombre
de la tour percée de rectangles
de tulle ajouré


Lieu 7. Ici, Poratz / Uckermark
on entre dans les profondeurs du vert
par les petites routes de pavés
disloqués à travers les prairies humides
terre de tourbe noire
parcs clos de barrière de bois
forêts de feuillus sauvages et puissants
concédant quelques parcelles aux bouquets
de pins fins piliers de cathédrale en plein air
le regard vertige à suivre les lignes
jusqu’aux têtes élancées vers une lumière improbable
retombe vacillé sur le tapis de plants vigoureux
de baies bleues des marchés de fins d’été
et de gros cailloux de granit tout arrondis
moraines roulées des glaciers de Suède
le vert par tonnes dit le printemps contre le ciel plat
le soleil disparu en milliers de poussières éteintes
lumière sans air sans vibrations métal mort
à l’orée de la forêt quelques tombes en paix
au milieu de larges carrés de fourrure d’herbe
encore à prendre pour repos
puis quelques grands toits de tuiles plates
se penchent bas sur les façades et volets colorés
le regard cherche une porte qui s’ouvre
des pas qui traversent ou même le rire d’une sorcière
où sont les âmes qui vivent
le temps est épais
la pensée tente de s’échapper
cherche le pli, la déchirure qui donnera
un souffle à la nuit qui va s’appesantir
emplie du roulis de gorge des grenouilles
lamelles de moulin tourné sans fin
il y aura pourtant un chant plus tard
éclair surgi dans le vert devenu si sombre


Lieu 8. Mitte / Auguststraße
fausse pelouse du terrain de foot
silhouettes zigzaguant sur le vert se prennent les pieds
dans les coups de sifflet et autres trajectoires
insolites aux passants qui se croisent entre
maisons restaurées galeries en rez-de-chaussée
nouvelles architectures lisses
barbelés accrochés à l’échafaudage devenu permanent
de l’ancienne école juive de filles
dans une cour arbre en fleurs qui viennent en étoiles
petits pavés façades strictes structure acier et verre
entre deux maisons petit bigorneau de transparence miroir
une branche avance à se mirer dans l’acier le verre
renvois troublants de l’une à l’autre des surfaces
visages qui se superposent
bâches de chantier vertes et bruit d’outils cadencés
les ouvriers s’interpellent derrière la palissade


Lieu 9. Ici, Berlin
a roue du vélo glisse
sur un tapis de broderies magiques
suit et recoupe les lignes
des raccommodages de goudron
les lampadaires bas bruinent des cônes de lueur
l’air reposé de lumière est gonflé de vapeurs de tilleul et lilas
les conversations se sont agglutinées sur les terrasses des cafés et restaurants
les cyclistes se dépassent dans le ralenti du plaisir de la nuit légère


Lieu 10. Ici, la vague
Rien ne peut empêcher la vague de partir, de revenir, le flot de s’étendre sur le sable puis de se retirer, avalé. L’homme assis sur le muret balançait ses jambes au ras de la surface de l’eau qui allait, venait. Le bout de ses pieds s’amusait en arabesque à contre courant et jetait des milliers de gouttelettes en gerbes. Tout son être tanguait, extraordinairement présent à lui-même, pris sans résistance dans un flux d’enfance. La mélopée de son corps dansait les larmes, la joie, la caresse, la douleur, l’enfant, la jeune fille, la mère qui accouche, le soldat au fusil, la femme qui chante, le vieillard qui meurt, la vague jetée et reprise.


Lieu 11. Ici
première lueur laiteuse dans le bâillement de l’horizon
le merle sans doute sur la branche du tulipier chante
il attend les hommes en orange qui vont avec fracas
secouer les poubelles et arracher tôt à la nuit dissoute
les rêves pas finis


Lieu 12. Balcon / Berlin
échafaudé devant une façade
un monde en haut des lignes d’acier
bassine rose chaise pliée bleue et
sur le cercle de fer des pots de terre
sur le sol et aux crochets des lignes suspendues
un tout petit peu de vert encore
qui se penche et s’accroche à l’air granuleux
d’un à peine jour
le cadrer en rectangle le mettre en bleu
et dans la pénombre taiseuse
se perdre en d’infinis paysages


Lieu 13. Ici et là-bas
dans l’épaisseur du tilleul devant la fenêtre le regard s’enfonce
comme les doigts dans la fourrure s’y perd dans un ailleurs
distingue un horizon finement dentelé sous le ciel profond
éclats argentés sur les vagues trop vifs pour que les yeux suivent
les mouettes percent les flaques bleues au-dessus d’une bande vaporeuse
juste derrière la soyeuse déchirure du vent dans les grands pins
pas une vraie pluie mais un air perlé qui plisse sous le souffle
le regard glisse dans la flaque bleue en haut de l’arbre
dégouline dans les feuilles et le bout des yeux tombent
dans l’encre au creux des mains


Lieu 14.
la saison qui a basculé vers le creux de l’année dessine dans les rues traits et lignes dépouillés qui se jettent dans l’espace. Encore un peu de couleur tombée des branches en monticules énormes sur les bords des trottoirs déjà trop tassés pour que le vent qui pourtant s’acharne ne réussisse à les tourbillonner. Un geai, visiteur improbable, sur le balcon cherche et fouille dans les pots projette la terre dans tous les sens s’élance vers la maison en face et visite les balcons de tous les étages avec une opiniâtreté troublante. Il finit par monter dans les airs rejoindre les corneilles qui tournoient.


Lieu 15. Entre, en route
Lignes en fuite dans les lumières obliques et rasantes des phares
dans l’air barbouillé froissé le déroulé des collines enneigées
les pieds de vigne alignés en broderies délicates sur un manteau d’hermine
des bosquets d’arbre en font les boutons
les buses à intervalles réguliers sur le feston des piquets veillent.
Plus loin les éoliennes sur fond de ciel haut et langues bleutées
grandes palles à l’unisson décalé brasse lentement
l’air le temps puis la nuit.


Lieu 16. Ici
Ciel renversé dans le noir du café le regard tente de se déprendre s’accroche là au coin de la rue un amas une tombe on dirait des couronnes de fleurs posées en hommage à un accidenté. On comprend alors les coups de balai qui ont rassemblé les détritus des pétards en masse (ohne Mass) qui ont été allumés explosés dans le délire de guerre de la Saint Sylvestre. La neige a fondu, laissé là les traces jetées sans plus rien du souci éthique de la veille. Par endroit le carton détrempé, décomposé a mâché de grandes flaques ensanglantées où se plantent des morceaux de plastique de toutes les couleurs. Au cœur de l’hiver la neige disparue a fait fleurir sur les pavés des parterres de fleurs.


Lieu 17. Entre, train Berlin-Paris
le ciel appuie sur la terre qui n’ose bouger
pas un mouvement
seul celui du regard porté par la vitesse du train
aplats jaunes des colzas
verticales serrées des pins
bande dessinée le long d’un terrain de foot
prairies inondées
sur les ilots des moutons
colonies de jardins ouvriers
bâtiments de briques désaffectés d’où s’ébouriffent
de sauvages et vivaces lilas
le ciel s’est appuyé si fort
qu’il se dissout
sur le paysage qui l’absorbe
poudre humide déposée sur le vert
la terre les lignes de goudron
les tuiles le poil des bêtes
le vert tellement gorgé de lui-même
qu’il en devient matière
le ciel s’ arcboute dans un bâillement
une lumière nouvelle se glisse ente les lèvres de l’horizon


Lieu 18. Ici et entre
retour dans les rues discrètement enfeuillées
toutes petites taches encore qu’un souffle d’air
cru dans les branches fait danser sur le trottoir
les ombres se réchauffent la terrasse en face
tente et attend un tout petit rectangle ciel au
bout du regard qui glisse au bout des branches
les façades se dressent le tilleul se rhabille
encore une fois à l’âme pas tout à fait revenue
des vagues et du bleu


Lieu 19. Ici, Prerow
là où le pays descend doucement
tirant de longues langues de sable
vers les eaux froides
sur la levée en broderie
feston dune de pins
la ligne du chemin des vélos
presqu’ile entre deux
des prairies vertes mouillées
aux berges de roseaux du Bodden
épais toits de chaume sur les maisons de bois
leurs portes comme des broches aux motifs colorés
pays immobile sous le vent monté des eaux grises